La Grand Combe (Gard) : Mathieu Lacroix (1819-1864), le “troubaire-massou” (le “trouvère-maçon”)

Lors de ma récente installation estivale à La Grand Combe, il fut tout naturel pour moi d’être intéressé par ce qui se trouve en haut de ma rue (Saint Vincent), une petite place giratoire, plus précisément le buste en son centre. La dédicace a tout pour me plaire : “Mathieu Lacroix : poète ouvrier”.

Dans le Nord, ce terme de “poète ouvrier” viendrait à coup sûr évoquer la figure de Jules Mousseron, mineur et créateur de Cafougnette.

Pour en revenir au buste, ce n’est point l’original, celui-ci fut enlevé en 1943 par les allemands, mais le souvenir et l’affection des Grand-Combien.nes pour cet homme du petit peuple le fait perdurer dans l’histoire d’une ville assez récente (1846) qui naquit de l’exploitation charbonnière. Activité qui n’est pas sans lien avec l’oeuvre la plus connue de Lacroix : “Pauro Martino” en occitan (“Pauvre Martine”). Voici son histoire.

Portrait issu du "Bulletin Club Cévenol" Avril-Juin 1902
Mathieu Lacroix, Portrait issu du "Bulletin Club Cévenol" Avril-Juin 1902

Mathieu Lacroix est né à Nîmes (Gard) le 12 Avril 1819. On ne sait rien de son père, car il fut l’unique et tendre fils de Anne Lacroix, une jeune fille-mère, couturière de son état. Malheureusement, il perdit sa mère avant ses 9 ans. Son état miséreux fut un temps réduit par la pitié des Frères où il avait été placé, mais ce temps ne dura pas et il fut confié à un “taffetassier” (nom communément donné dans la région de Nîmes, aux ouvriers confectionnant des taffetas (du persan “taftâ”) : une étoffe de soie unie et brillante). On imagine sans peine, les corvées du jeune Lacroix. De plus, il était soumis aux brimades lorsqu’il revenait sans le sou des quêtes dominicales dans les villages avoisinants. Heureusement pour lui à 12 ans, il croisa le chemin d’une fille célibataire, Suzanne Tilloy qui l’adopta. Mathieu fut alors placé comme apprenti maçon et recevait 6 sous par jour. Il aurait participé avec 5 000 autres comparses aux travaux du pont-aqueduc de Roquefavour (Bouches-du-Rhône) entre 1841 et 1847.

Marié et à son compte, Mathieu prit le chemin d’Alais (orthographe correct pour les contemporain.e.s) et vint s’installer dans la récente ville champignon qu’était La Grand Combe, une cité entièrement tournée vers l’exploitation charbonnière. Il y découvrit la vie quotidienne et le dur labeur des mineurs, la vie au fond pleine de dangers entre les accidents, les éboulements ou les “coups de grisou”.
Un jour, présent parmi les familles épleurées après un éboulement, le miracle se passa, lui, Mathieu, maçon de son état, sachant à peine lire et écrire, alluma en lui la flamme créatrice et écrivit en langue occitane l’épisode malheureux en près de 300 vers.
C’est dans ces conditions que que naquit son célèbre poème “Pauvre Martine”.
“ (...) Ah je frémis jusqu'à la moelle / Pour qui ces glas en l'air passant ? / Laissez-moi relever le voile /
Qui recouvre mon homme en sang (...)”

On retrouve notre poète autodidacte lors d’une réunion à Aix-en-Provence le 21 Août 1853. Ce rassemblement d’écrivains qui avaient tous l’uniformité d’écrire en langue d’Oc fut désigné sous le nom de “pélerinage des Trouvères”. Un an plus tard, le 21 Mai 1854 au château de Font-Ségugne (près d’Avignon) se créa Le Félibrige (“lou Felibrige”), une association toujours existante, qui voulait restaurer et “institutionaliser” la langue d’Oc. Tout le monde connait au moins l’un sept jeunes fondateurs : Frédéric Mistral. Ci-dessous, voici réuni les fondateurs, les “primadié” des “Felibres”.

Le groupe de "Primadié" en 1854 à Font-Ségugne.

De gauche à droite : au premier rang, Frédéric Mistral, Joseph Roumanille, Jules Giéra ; au second plan, Théodore Aubanel, Paul Giéra, Alphonse Tavan et celui que Roumanille qualifiera dans sa correspondance de "troubadour inconnu".

(Source iconographique : Achille REY, Frédéric Mistral : Poète républicain, Cavaillon : Imprimerie Mistral, 1929, p.31.

Original conservé au Palais du Roure, Avignon)

Mais pour en revenir à la réunion d’Août 1853, on peut aussi s’intéresser au public car on sait que s’y trouvait un collégien promis à un bel avenir : Emile Zola. Ce brillant élève au Collège Bourbon d’Aix se rappellera ces instants 40 ans plus tard : « J'avais quinze ou seize ans, et je me revois, écolier échappé du collège, assistant à Aix, dans la grande salle de l'Hôtel de Ville, à une fête poétique un peu semblable à celle que l'ai l'honneur de présider aujourd'hui. Il y avait là Mistral déclamant “la Mort du Moissonneur”, Roumanille et Aubanel sans doute, d'autres encore, tous ceux qui, quelques années plus tard, allaient être les Félibres et qui n'étaient alors que les Troubadours. »
Mais ce sont bien par "Les Mémoires de Mistral" que l’on a un témoignage direct de ce qui fut l’événement de cette réunion : la lecture par Mathieu Lacroix de son “Pauvre Martine”.
« Il me semble, écrit Mistral, que je le vois quand il parut sur l'estrade de la grande salle de l'Hôtel de ville, pleine à crouler du plus beau monde de là Provence. Le poète de la Grand'Combes avance timide. Il est vêtu d'une veste courte fanée, ses cheveux blonds en désordre couvrent son front. Il tient gauchement à la main un feutre mou. Le public choqué semble dire : d'où sort ce nigaud ? Le troubaire commence nonobstant d'une voix plaintive et douce. Peu à peu ses traits se transfigurent, son oeil bleu s'illumine, sa voix devient stridente ; le public étonné l'écoute avec attention ; mais le récit va s'assombrissant, le grisou éclate dans la mine, la montagne s'écroule sur lés ouvriers. Il fallait alors voir la salle en tière. L'angoisse étreignait les poitrines, la pâleur et l'effroi glaçaient les visages. Et l'émotion fut à son comble quand l'inspiré montra les camarades du mineur rapportant son cadavre à l'épouse désespérée. Les sanglots de l'auditoire couvrirent la voix du poète. Le maçon aux manières embarrassées s'était transformé, il était auréolé d'une splendeur surhumaine. La foule ravie, haletante, applaudissait à faire crouler la salle. »
'épisode est relaté dans la presse nationale (Journal des Débats Politiques et Littéraires) en date du 15 Septembre 1853 - source BNF Gallica
'épisode est relaté dans la presse nationale (Journal des Débats Politiques et Littéraires) en date du 15 Septembre 1853 - source BNF Gallica
Après ce succès, Lacroix s’en revint à La Grand Combe où il retrouva son univers professionnel et le peuple prolétarien de cette ville.
Fut-il alors pleinement reconnu dans son art ? On trouve dans les Mémoires de l’Académie de Nîmes, une anecdote : le jeune répétiteur au collège d’Alais qu’était alors Alphonse Daudet (il en tirera l’inspiration “revancharde” de son Petit Chose) avait régulièrement des discussions avec un poète maçon, vraisemblablement notre Mathieu Lacroix. Mais sa renommée n’était pas non plus extraordinaire, ainsi s’il faut en croire un article1 publié le 16 Décembre 1855, on y lit que le public Marseillais ne fut pas du tout réceptif à une autre lecture de son “Pauvre Martine”. Et bien qu’il écrivit encore quelques poèmes, il sembla se résigner à n’être qu’un homme simple aidant à soulager les souffrances de son prochain, le nécessiteux.
“Comme le coeur fait mal / Et le sang est troublé / Rien qu’en pensant / A ceux qui du manque de pain souffrent / Aux enfants qui pâtissent / Aux personnes qui ont faim”
Toute sa vie, Lacroix fut poursuivit par la souffrance, ainsi lui qui était si aimant subit la mort précoce de son enfant à l’âge de 12 ans, sujet qu’il exorcisa dans “Elegio d’un païre a soun enfant” puis “Laugé prologo” (“Le Pauvre Père”) et “La Carita” (“La charité”).
Comme Jacob dans un beau songe / Apparais-moi / Quand dans mes rêveries je me plonge / Et dis-moi / Ce qui se passe vers là-haut / Dans la cité / Que nous appelons sur la terre basse / L’éternité”
Lors de son décès le 13 Novembre 1864, l’émotion fut vive dans sa ville d’adoption.
Un buste, oeuvre du sculpteur Edme-Anthony-Paul Noël, dit Tony Noël (1845-1909), également responsable de celle de Pasteur à Alès, fut inauguré en 1899. Y était présent bien sûr, Mistral.
Recherche et rédaction : Maxime Calis - guide-conférencier - Septembre 2018
Notes
  1. Journal hebdomadaire - L’artiste méridional, 16 Décembre 1855, p.3 - article de Maurice Bouquet - voir site BNF Gallica
Sources documentaires :
Mémoires & comptes rendus Société scientifique littéraire Alès - 1913-1914 - p.25-68 - article de Daudet Lacroix - voir site BNF Gallica
Bulletin du club Cévenol - Avril-Juin 1902 - voir site BNF Gallica
Mémoires de l’Académie de Nîmes - 1968 - “Deux poètes Grand Combien : Léo Larguier et Mathieu Lacroix” par J. Durand - voir site BNF Gallica
Olivier et Annie Poujol : Le Temps Cévenol : Aspect physique et historique - Tome 1
http://occitanica.eu/items/show/19260 - sur la notion des “poètes ouvriers” en Occitanie.
Site Wikipédia

Le patrimoine a voir dans le coin

La Maison du Mineur à La Grand Combe (Gard), ancien Puits Ricard

Écrire commentaire

Commentaires: 0