En me promenant dans la ville d'Anduze (Gard), entrant dans le Parc des Cordeliers à quelques mètres de la gare donnant accès au voyage dans le temps que représente le Train à Vapeur des Cévennes, je fus frappé par la présence d'un buste en pierre figurant une jeune femme. L'inscription fort altérée par les éléments me révéla son identité : "La Troubadouresse Clara d'Anduze pour perpétuer la langue d'Oc". Si le temps médiévaux, celles des Troubadours (11e-13e) avec l'amour courtois nous sont familiers, du moins imprègnent pour chacun d'entre nous l'imaginaire classique, je n'avais pas assez pris conscience de l'existence et du rôle au premier plan de certaines femmes aux cours des temps médiévaux. Au delà du rôle de muses, elles avaient pu elles aussi être "Trobairitz". Clara fut l'une d'entre elles.
A la question : "Pourriez-vous me citer le nom de trois femmes influentes au Moyen Âge ?", celui ou celle qui répondrait n'aurait pas cent exemples en tête. En tête de gondole, j'en suis certain viendrait Jeanne d'Arc (v. 1412 / 1431), puis vraisemblablement Aliénor d'Aquitaine (v. 1122 / 1204) ou Hildegarde de Bingen (1098 / 1179). D'autres exemples plus curieux pourraient apparaître, empruntées à la culture générale, certain.es citeraient probablement la Esmeralda de Victor Hugo ("Notre-Dame de Paris"). En local, d'autres figures émergeraient. Dans ma ville natale (Seclin - Nord) et sa périphérie, les noms de Jeanne et Marguerite de Flandre, deux Comtesses non négligeables dans le rayonnement de cet espace politique et économique au 13e siècle, pourraient créer la surprise dans le Top 3. Ici, en Occitanie, la reine préceptrice Dhuoda (v. 800 / 843) s'ajouterait au listing. Les épouses royales souvent reléguées à leur condition de "dot" et "mère" ne sont guère connues, exceptées peut être Berthe de Laon ("Berthe aux grands pieds") ou Blanche de Castille, mère de Louis IX "Saint Louis". Bref, au Moyen-Âge, comme dans d'autres temps, les femmes, malgré leur rôle prédominant, furent laissées dans l'ombre. Celles qui étaient aux manettes "d'Etats" ou correspondaient aux normes (abbesses, moniales) ont pu échapper un tant soit peu à cette mise à l'écart de nos mémoires. Quand ce n'est pas l'anachronisme, dans le cas des sorcières que d'associer la période médiévale avec leur persécution. Mais de là à intégrer les femmes comme artistes à part entière, il y a tout un pan de leur apport qui mériterait qu'enfin notre culture et l'éducation populaire relèvent ce défi : lever le voile de l'oubli.
En évoquant l'image de l'amour, de la passion au Moyen-Âge, le commun viendrait à évoquer la tragique passion liant Abélard à Héloïse, d'autres, plus littéraires, Tristan et Iseult. Chacun.e enfin aurait à l'esprit l'image d'un preux chevalier faisant une cour galante à une belle demoiselle, le tout saupoudré de poèmes déclamés ou chantés par un troubadour.
L'existence et l'influence de cet art novateur des "troubadours" vient d'une vaste zone géographique que l'on désigne comme celui de la langue d'Oc (Aquitaine, Limousin, Toulouse, Languedoc, Roussillon, Rouergue, Provence...), soit une grande et vaste zone du sud de la France, même s'il ne faut pas négliger la coexistence culturelle et linguistique de liens avec l'Espagne (Aragon / Castille) et l'Italie du Nord. L'art du troubadour va essaimer et conquérir l'espace culturel et linguistique du Nord, celui de la langue d'oïl avec leurs homologues "trouvères" et même l'espace Germanique avec les "Minnesängers".
A CE PROPOS
Cours magistral (dans les deux sens) donné par Denis Hüe dans le cadre d'un module intitulé "Poésie et Prouesse", en 2007, à l'Université Rennes II.
Ne pouvant évoquer dans toutes ces largesses l'art des "troubadours", on peut simplement résumer qu'il exista entre les XIe et XIIIe siècles. Qu'il fut une révolution en utilisant comme vocable la langue vernaculaire des régions, Oc, Oïl au détriment des langues savantes (latin et grec). Qu'il marqua une rupture dans l'expression des sentiments amoureux, associant les valeurs de la chevalerie aux émois amoureux ("amour courtois"), dans le besoin d'en exprimer la passion, souvent chaste mais pas toujours. Révolution dans la forme, dans le fond mais qui bien sûr n'invente pas le discours et la réflexion sur l'amour : pensons à Ovide et "Son art d'aimer" au 1er siècle de notre ère ou à place de l'éducation érotique dans l'Inde ancienne avec le célèbre Kamasutra. Toutefois avec "l'amour courtois", la femme obtient un statut novateur car ici l'homme est en position subalterne se trouvant en position de vassal vis-à-vis de la femme suzeraine. Attentionné, patient, respectueux, il fait la cour. Il respecte la femme qui jusque là était une source de malheurs (Hélène, Phèdre) ou considérée comme unique responsable des maux du monde (Eve). Enfin, ce qui risque fort d'en surprendre, il semble que cette nouvelle forme de courtoisie amoureuse ne soit pas sans lien avec les échanges culturels que les Européens développèrent avec le monde arabo-musulman !
Si tout un chacun voit le troubadour comme un homme, la place réelle de leurs homologues féminines reste très méconnue. La difficulté de se fier à des sources directes puisque l'art des troubadours fut compilé un peu à postériori, au moment même où il cessait d'exister (XIVe / XVe), laisse difficile de se faire une image réaliste de ce qu'était cet art, forcément évolutif, ayant ses particularismes locaux ou de personnages et même dans sa forme (chant ? musique ?).
Les femmes médiévales, outre les religieuses ou femmes du peuple, sont communément perçues comme des mécènes au pouvoir (Aliénor d'Aquitaine / Ermengarde de Narbonne) ou comme l'objet créatif, celles par qui jaillit l'inspiration des poètes. Pourtant, on recense quelques cas où indéniablement cet art fut également fécondé par l'esprit de femmes de ce temps. Ces traces sont rares. Sur les 2500 oeuvres associées aux troubadours, seules 46 sont associées à des "trobairitz". Parfois uniques, incomplètes, elles tranchent également par le fait que ces "trobairitz" ne semblent issues que de l'aristocratie, contrairement aux hommes qui leurs qualités artistiques pouvaient se faire un nom et s'extraire de leur place dans la hiérarchie sociétale.
A CE PROPOS
La "trobairitz" la plus connue est Béatrice de Dia, plus communément appelée "Comtesse de Die". Vivant au XIIe siècle en Provence, en parallèle de son légitime mariage, elle vécut une histoire d'amour compliquée avec un troubadour, Raimbaut d'Orange. Sa notoriété tient aussi à ce qu'elle est l'unique "trobairitz" dont l'on ait conservé un poème avec sa mélodie.
Vu le faible nombre de "trobairitz", l'agglomération Alésienne peut s'enorgueillir d'avoir dans son histoire Clara d'Anduze. Pourtant en 1880, la Société Scientifique et Littéraire d'Alais (ortographe d'antan) n'hésite pas à s'attribuer dans son giron une seconde "trobairitz" : Azalaïs de Porcairagues. En effet, Azalaïs (Adelaïde) porte le même nom qu'un insignifiant lieu-dit (Pourcayrargues) sur les hauteurs de l'actuelle N106 entre Cendras (La Tour) et Les Salles du Gardon. Si l'étymologie de ce lieu renvoie au bas-latin "porcaria" (porcherie), Azalaïs était d'après sa "vida" en Occitan "originaire de Montpellier" ainsi dans la "guerre des clochers" beaucoup lui préfère le bourg de Portiragnes, non loin de Béziers, comme son berceau. Mais rien ne peut tout de même effacer l'hypothèse qu'Azalaïs, côtoyant la noblesse Alès et Anduze, ait pu s'amourer de Gui Guerrejat, frère de Guilhem VII de Montpellier, et ainsi au cours de l'écriture de sa très courte "vida" faire oublier le rôle d'Alès. Ce qui est acquis c'est que de son influence au XIIe siècle ne subsiste plus que par tout de même deux miniatures enluminées et une chanson, la voici.
"Nous voici maintenant arrivés, au temps froid, avec les gelées, la neige et la boue; et l'oiselet reste muet, car aucun ne s'avise de chanter ; et les rameaux sont secs dans les bois ; car ni feuilles ni fleurs n'y naissent ;
nul rossignol n'y chante, lui qui, chaque année, au mois de Mai nous réveille.
J'ai le coeur tellement déçu que je suis indifférente à tout et je sais que j'ai perdu beaucoup plus que je n'ai gagné ;
mais si les expression me font défaut, c'est que d'Orange me vient le trouble ;
voilà pourquoi j'en reste comme étourdie et j'en perds en partie le soulas,
Une dame place très mal son amour, qui l'adresse à un homme trop puissant, plus élevé que vavasseur ;
et celle qui le faitest insensée. Car Ovide le dit : qu'amour et puissance ne vont point ensemble ;
et dame qui est distinguée [par un grand,] je la tiens pour outragée.
J'ai un ami d'une grande vaillance, qui les surpasse tous ; et celui-là n'a pas le coeur perfide à mon égard ;
car il m'accorde son amour. J'avoue que le mien lui appartient; et, qu'à celui qui dirait le contraire Dieu fasse un mauvais destin,
car moi je m'en tiens pour bien assurée.
Bel ami, de bon gré je me suis engagée pour toujours à vous, qui êtes courtois et de belles manières ; seulement ne me
demandez rien de mauvais. Bientôt nous en viendrons à l'épreuve, et je me mettrai à votre merci;
mais vous m'avez fait la promesse que vous ne me demanderiez pas de faillir.
A Dieu je recommande Beau-Regard et, de plus, la ville d'Orange, et Gloriette, et le Caylar,
et le seigneur de Provence et tous ceux qui, là-bas, me veulent du bien.
Mais c'est là que j'essayai [d'aimer] et que je perdis celui qui a ma vie, et je ne m'en consolerai jamais.
ENVOI
Jongleur au coeur joyeux, là-bas vers Narbonne portez ma chanson, avec sa dédicace, — à celle que guident joie et jeunesse."
La vie de Clara d'Anduze n'en est pas moins soumise aux plus vives interrogations. S'il n'y avait l'unique pièce que l'on lui attribue, la généalogie est bien en peine de nous fournir la pièce à conviction factuelle de son existence. Les recherches n'ont pas mis la main sur la moindre prénommée Clara, mais en l'absence d'un nom comme épouse à Hugues de Mirabel, l'hypothèse fut actée. Clara fut ainsi rattachée comme fille aînée "inconnue" mais appartenant au lignage issu de l'union de Pierre Bermond VI d'Anduze (1190-1215) et de Constance de Toulouse (1180-1260), où l'on recense en 13 années : 5 enfants (Pierre-Bermond VII, Sibylle, Béatrix, Raymond d'Anduze et Bermond du Cayla).
La seconde source tachant d'établir une véracité temporelle à Clara viendrait de la passion de cette "trobairitz" pour son confrère : le troubadour Uc (Hugues) de Saint Circ. Né dans le Quercy, non loin de Rocamadour, vers 1213, Uc est fils de vavaseur (comprendre que son père était un arrière-vassal), sans avenir noble, il sera envoyé à Montpellier afin de devenir ecclésiastique... mais Hugues préfère aux psaumes l'art de la jonglerie et la poésie. Itinérant, voyageant de la Castille à la Gascogne, en passant par le Poitou ou la Provence, participant à la croisade contre les Albigeois, il se fixe à partir de 1220 en Italie du Nord, en Lombardie puis en Vénétie. C'est là qu'il devient, pense t-on, l'un des grands fixateurs de l'historiographie des troubadours, écrivant des "vidas", des anthologies et une grammaire provençale. De son art persistent 42 poèmes et 15 "cansos". Il meurt en 1253.
Là encore, malgré les sources, la vie de Clara, où même simplement son nom, reste nimbée de mystère. Un biographe de Hugues, mais il est l'unique, mentionne la relation amoureuse tumultueuse qu'auraient vécu Clara et Hugues, lorsque ce dernier s'en revenait d'Espagne. Excitant l'amour dans un premier temps dans le coeur du troubadour, Clara se refuse à franchir les limites de l'honneur. Délaissé un temps au profit d'une certaine Dame de Pansa, Clara sut reconquérir le coeur d'Hugues. Véridique ou non, cette histoire n'a que peu d'importance, ce qui compte c'est l'unique poème attribué à Clara d'Anduze qui, bien qu'écrit au XIIIe, traduit ce que les siècles ne peuvent faire oublier : la passion amoureuse.
En GREU ESMAI - EN GRAVE EMOI
En greu esmai et en greu pessamen
an mes mon cor et en granda error
li lauzengier e.l fals devinador,
abaissador de joi e de joven;
quar vos qu'ieu am mais que res qu'el mon sia
an fait de me departir e lonhar,
si qu'ieu no.us puesc vezer ni remirar,
don muer de dol, d'ira e de feunia.
Cel que.m blasma vostr' amor ni.m defen
non pot en far en re mon cor meillor,
ni.l dous dezir qu'ieu ai de vos major
ni l'enveja ni.l dezir ni.l talen;
e non es om, tan mos enemics sia,
si.l n'aug dir ben, que non lo tenh' en car,
e, si 'n ditz mal, mais no.m pot dir ni far
neguna re que a plazer me sia.
Ja no.us donetz, bels amics, espaven
que ja ves vos aja cor trichador,
ni qu'ie.us camge per nul autr' amador
si.m pregavon d’autras donas un cen;
qu'amors que.m te per vos en sa bailia
vol que mon cor vos estui e vos gar,
e farai o; e s'ieu pogues emblar
mon cor, tals l'a que jamais non l'auria.
Amics, tan ai d'ira e de feunia
quar no vos vey, que quan ieu cug chantar,
planh e sospir, per qu'ieu non puesc so far
ab mas coblas que.l cors complir volria.
« En grave émoi et grave inquiétude ils ont mis mon cœur et aussi en grande détresse les médisants et les espions menteurs qui rabaissent joie et jeunesse car pour vous que j'aime plus que tout au monde ils vous ont fait partir et vous éloigner de moi à tel point que si je ne puis vous voir ni vous regarder j'en meurs de douleur, de colère et de rancœur.
Ceux qui me blâment de mon amour pour vous ou veulent me l'interdire ne peuvent en rien rendre mon cœur meilleur ni faire croître encore mon doux désir de vous non plus que mon envie, mes désirs, mon attente et il n'y a pas un homme, fût il mon ennemi que je ne tienne en estime si je l'entends dire du bien de vous, mais s'il dit du mal, tout ce qu'il peut dire ou faire ne me sera jamais plaisir.
N'ayez pas de crainte, bel ami qu'envers vous je n'aie jamais le cœur trompeur ni ne vous délaisse pour quelque autre amoureux, même si cent dames m'en priaient, car mon amour pour vous me tient en sa possession, et veut que je vous consacre et vous garde mon cœur ainsi je ferai, et si je le pouvais être mon cœur, tel l'a qui jamais ne l'aurait.
Ami, j'éprouve tant de colère et de désespoir de ne pas vous voir que lorsque je pense chanter, je me plains et je soupire parce que je ne puis faire avec mes couplets ce que mon cœur voudrait accomplir. »
Recherche et rédaction : CALIS Maxime - Guide-conférencier - 12 Février 2020
Sources :
Le site de la BNF Gallica
Les vidéos ci-dessus et d'autres, comme celle-ci sur l'Amour Courtois, documentaire de Jeannette Hubert avec Jacques Le Goff et Catherine Clément (diffusion Antenne 2 le 21 Décembre 1970)
PATERSON, Linda M. - Le monde des Troubadours : la société médiévale Occitane 1100-1300 - Les Presses du Languedoc - 1999
Catalogue de l'exposition "Semaine Cévenole" du 3 au 7 Octobre 2016 : "Alès au temps des seigneurs"
BARDOT, Jules - Jongleurs et Troubadours du Gévaudan - 1899
Société scientifique et littéraire - Mémoires , comptes-rendus de la Société scientifique et littéraire d'Alais. 1880 - M. G Charvet - "Les Troubadours d'Alais aux XIIe et XIIIe siècles"
NICOLAS, Michel - Histoire littéraire de Nîmes et des localités voisines qui forment actuellement le département du Gard - 2e section Les Troubadours - 1854
Écrire commentaire