En Août 1844, une brève rencontre eu lieu entre deux tempéraments, deux visions de l'organisation sociale.
La galanterie me fait d'abord présenter : Flora Tristan (1804-1844), née Flora Célestine Thérèse Henriette Tristan y Moscoso, fille "illégitime", car issue d'un mariage uniquement religieux d'une mère tombée amoureuse d'un noble Péruvien. Cette naissance originale, mondialiste avant l'heure, lui fera débuter une brève carrière littéraire (Pérégrinations d'une Paria - 1837) par la transcription d'un périple au Pérou, avec tout ce que cela comporte pour une jeune femme sur mers et sur terre dans un monde alors loin d'être globalisé. Un mariage malheureux (notons que sa fille, Aline Chazal fut la mère de Paul Gauguin) et son combat pour reprendre sa liberté feront d'elle l'une des premières figures marquantes du féminisme. Enfin sensibilisée par son expérience dans les filatures au sort des ouvriers, elle s'engage dans la politique et l'émancipation des prolétaires, d'où sa motivation à les rencontrer afin d'organiser une "Union Ouvrière" au cours d'un ultime voyage au travers du pays en 1843-1844.
Notre second personnage est le Nîmois Jean Reboul. Si sa notoriété actuelle a beaucoup faiblit depuis le XIXe siècle, il fut pourtant un homme important de sa ville ; sa statue au sein des Jardins de la Fontaine en témoigne encore. Singulier par sa condition sociale, patron boulanger, il fut pourtant reconnu par ses pairs pour son "violon d'Ingres" : la poésie.
Né en 1796, Jean Reboul s'oppose à Flora Tristan par sa foi ardente dans l'Eglise Catholique et par ses convictions politiques royalistes. Son mandat de député du Gard sous la 2e République n'enlève rien à son positionnement à la droite de l'échiquier politique. Son oeuvre reste associé à un court poème publié en 1828 : "l'Ange et l'Enfant", un vraisemblable pastiche de Goethe ("Erlkönig") sur le thème de la mort enfantine.
Un ange au radieux
visage.
Penché sur le bord d'un berceau.
Semblait contempler son image
Comme dans l'onde d'un ruisseau.
« Charmant
enfant qui me ressemble,
Disait-il ! oh! viens avec moi!
Viens, nous serons heureux
ensemble;
La terre est indigne de toi.
« Là,
jamais entière allégresse :
L'âme y souffre de ses plaisirs,
Les cris de joie ont leur
tristesse,
Et les voluptés, leurs soupirs.
« La crainte est de toutes les fêtes;
Jamais un jour calme et serein
Du choc ténébreux des tempêtes
N'a garanti le lendemain.
Et secouant ses blanches ailes.
L'ange à ces mots prit l'essor
Vers les demeures éternelles...
Pauvre mère!... ton fils est mort !
D'autres recueils lui valent d'être salués par ses pairs, et non des moindres : Chateaubriand, Alexandre Dumas ou Alphonse de Lamartine qui lui écrira en 1829 : "Je suis votre frère en poésie". Malgré son positionnement politique, rien que par sa condition sociale d'artisan boulanger, Reboul peut être classé parmi les "poètes ouvriers" de cette période ; à l'image du maçon de Toulon (et futur Félibrige) Louis-Charles Poncy (1821-1891) qui fut "chaperonné" par la soeur-ennemie de Flora Tristan : George Sand. A l'instar de Reboul, et aussi surprenant que cela puisse paraître aux vues des scandales qu'elle collectionne, la Dame de Nohant trouve dans la Passion du Christ, la source inspiratrice des poètes : "Vous êtes le beau côté de la destinée du poète ; vous êtes l'encens et la myrrhe qu'il faut à ses blessures ; vous êtes la couronne de son long martyre. C'est pourquoi le poète doit vous avoir sans cesse devant les yeux lorsqu'il s'expose à la persécution" (extrait Lettres d'un voyageur, 1836).
Flora Tristan et l'UNION OUVRIERE
1843-1844, Flora Tristan s'engage dans son ultime combat. Devenue sensible par ses lectures (dont Agricol Perdiguier "Livre du Compagnonnage" en 1840), sa rencontre avec des figures du socialisme dit "utopique" (comme Charles Fourier), mais surtout par ses voyages notamment en Angleterre alors en pointe dans la Révolution Industrielle, elle prend conscience du désarroi de cette nouvelle classe sociale qu'est le prolétariat. Laissé au bord du chemin par les systèmes politiques (les plus riches, payants des impôts (le cens) peuvent seuls voter) et encore plus économiques, par cette bourgeoise qui devenue depuis 1789 "propriétaire du sol, (qui) fait ses lois en raison des denrées qu'elle a à vendre" l'exploite. Flora en arrive à formuler la création d'une Union Ouvrière qui n'établira « aucune distinction entre nationaux et les ouvriers et les ouvrières appartenant à n'importe quelle nation de la terre ». Bref, c'est elle, quelques années avant le Manifeste du Parti Communiste (1848) de Karl Marx et Friedrich Engels, qui leur inspira leur mot d'ordre devenu célèbre : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !".
L'ouvrage est publié en 1843 grâce à de notables souscripteurs tels que le philosophe Louis Blanc, le romancier Eugène Sue ou l'actrice du théâtre Romantique Marie Dorval par exemple ! Reste à lui assurer une large diffusion au national, ainsi Flora Tristan se lance t-elle dans un tour de France pour en assurer la publicité et fédérer les ouvriers sur tout le territoire. A partir d'Avril 1844, avec les moyens de l'époque (pas de chemins de fer) et voyageant seule (les femmes seules trouvant rarement à se loger dans les auberges), la voici à Auxerre, Chalon-sur-Saône, Mâcon, Lyon, Roanne, Saint-Etienne, Avignon, Marseille, Toulon, Nîmes, Montpellier, Béziers, Carcassonne, Toulouse, Agen, Bordeaux.... ultime ville d'un périple qu'elle ne finira jamais car c'est là qu'elle décède subitement d'une fièvre typhoïde le 14 Novembre 1844. Elle y repose depuis au cimetière de la Chartreuse sous un monument sobre (une colonne brisée) élevé en 1848 par "les travailleurs reconnaissants" et où est inscrite la devise de la République.
C'est donc dans ces circonstances qu'en Août 1844, elle arrive à Nîmes pour le "clash" avec Jean Reboul.
Le clash TRistan / Reboul
Toutes les rencontres avec Jean Reboul n'eurent pas la même intensité d'opposition que celle qui va nous occuper dans quelques instants... ainsi, en préambule, voyons comment Chateaubriand mentionne lui-aussi sa rencontre avec le poète-boulanger le 24 Juillet 1838.
« Lors d'une précédente visite à Nîmes (en 1802), les Arènes et la Maison-Carrée n'étaient pas encore dégagées. Cette année 1838, je les ai vues dans leur exhumation. Je suis allé chercher Jean Reboul. Je me défiais de ces ouvriers-poètes, qui ne sont ordinairement ni poètes ni ouvriers. Réparation à M. Reboul. Je l'ai trouvé dans sa boulangerie ; je me suis adressé à lui sans savoir à qui je parlais, ne le distinguant pas de ses compagnons de Cérès. Il a pris mon nom, et m'a dit qu'il allait voir si la personne que je demandais était chez elle. Il est revenu bientôt après et s'est fait connaître. Il m'a mené dans son magasin ; nous avons circulé dans un labyrinthe de sacs de farine, et nous sommes grimpés par une espèce d'échelle dans un petit réduit comme dans la chambre haute d'un moulin à vent. Là, nous nous sommes assis et nous avons causé. J'étais heureux, comme dans mon grenier à Londres, et plus heureux que dans mon fauteuil de ministre à Paris. M. Reboul a tiré d'une commode un manuscrit et m'a lu des vers énergiques d'un poème qu'il a composé sur le Dernier Jour. Je l'ai félicité de sa religion et de son talent. (...) » (Mémoires d'Outre-Tombe)
"Je ne comprends pas vos idées sociales et je ne veux pas les comprendre.
Je veux vivre de poésie, d’art et voilà tout. "
Jean Reboul répondant à Flora Tristan
Nous n'avons que la version de Flora Tristan. Son journal (longtemps inédit dans sa forme complète, il fut publié en 1973 sous le titre de "Le Tour de France : état actuel de la classe ouvrière sous l'aspect moral, intellectuel, matériel") tient donc lieu d'unique source pour l'événement. Elle séjourna sur Nîmes du 14 au 16 Août 1844.
« Ma visite à Reboul. Plusieurs ouvriers m’avaient dit : n’allez pas chez cet homme, c’est un catholique faisant métier, marchandise de sa religion ; il ne peut que vous nuire. Voilà la réputation dont il jouit à Nîmes. Je n’en tint pas compte et j’y allai. (…)
J’entre dans la boutique du boulanger, je le trouve pesant de la farine, je lui dis que je venais de Paris, que je désirais lui parler. Il quitte ses balances, s’essuie les mains et me fait monter au premier. J’entre dans une chambre assez proprement meublée, décorée de portraits de tous nos poètes du jour, et force images de Vierge et de Saints.
Je dis à M. Reboul qui je suis, il ne parut pas me connaître que de nom comme auteur, alors je tirai de ma poche une lettre qu’un Nîmois de Paris m’avait donnée pour lui. Il prit ma lettre, la lut, puis il me dit (mais malheureusement je ne puis donner ici ni son air outrecuidant ni son son de voix) : Mon Dieu, Madame, je ne me rappelle nullement la personne qui m’écrit, il faut croire qu’elle a quitté Nîmes depuis longtemps. N’importe, Madame, je serai charmé de vous accueillir (ce fut son expression).
– M. Reboul, lui dis-je, dans cette lettre on vous parle de la mission que je remplis, cela, il me semble, devrait piquer votre curiosité.
C’est ici que le boulanger fut ravissant : – Mon Dieu, Madame, vous comprenez, dans ma position, chaque jour je reçois des masses de lettres (et il me montra son bureau couvert de papiers en désordre et de lettres ouvertes) de tous les côtés, des personnages les plus illustres ! des académiciens, des Pairs de France, des poètes étrangers, j’en reçois tant que je n’y fais même plus attention.
Puis, prenant un ton sardonique et moqueur, il me dit : – On me dit dans cette lettre que vous faites une grande oeuvre, aujourd’hui il y a tant de grandes oeuvres ! tout le monde fait de grandes oeuvres, de manière que c’est fort commun. »
Flora Tristan ne désarma pas :
« – Avez-vous lu mon petit livre de l’Union ?
– Non, Madame.
– Vous considérez-vous toujours comme appartenant à la classe ouvrière ?
– Oui, certes, et je m’en fais honneur !
– Comment ! vous êtes ouvrier, et vous n’avez pas lu un livre qui portait pour titre Union ouvrière ?…
– Oh ! je suis tellement accablé par tous les grands personnages qui viennent me prendre tout mon temps que je n’ai pas un moment pour lire.
-Trouvez-vous un moment pour lire l’Evangile ?
– Oh ! pour cela, oui.
– Eh bien, il y a un évangile nouveau pour l’ouvrier : c’est mon petit livre qui lui enseigne ses droits. »
Puis Flora Tristan essaie de lui démontrer qu’en tant que catholique, il ne devrait pas se désintéresser des questions sociales, mais lui répond :
« – Je me moque des idées humanitaires parce que je ne puis les comprendre et qu’il est dans mon caractère de me moquer de tout ce que je ne comprends pas. (…)
– Maintenant, lui dis-je, il me reste à vous dire le but de ma visite. Je venais vous demander si vous vouliez m’aider dans mon oeuvre, en me faisant connaître quelques ouvriers intelligents.
– Non, madame, je ne vous aiderai pas parce que je trouve votre oeuvre mauvaise. Vous venez de me dire que vous n’étiez pas catholique et que vous vous en fassiez honneur. Eh bien ! moi je suis catholique, et je m’en fais gloire ! Tout ce qui se fait en dehors du catholicisme, selon moi, est mauvais, condamnable, et par conséquent, non seulement je ne vous aiderai pas, mais je travaillerai de tout mon pouvoir à empêcher votre oeuvre de réussir. (…) Je ne comprends pas vos idées sociales et je ne veux pas les comprendre. Je veux vivre de poésie, d’art et voilà tout. Tenez, je donnerais le passé, le présent et l’avenir de l’humanité pour trois heures de jouissances par mois, telles que Liszt, hier avec sa divine musique, m’a fait éprouver !!!
Et en prononçant cette phrase cet homme avait l’expression d’un faune, d’un Bacchus. ses gros traits durs, féroces, s’animèrent d’une jouissance toute charnelle ! J’éprouvai un sentiment de répulsion, mais si douloureux ! comme jamais peut-être je n’en avais éprouvé. Je me crus dans un antre avec quelque vieux faune du paganisme. J’eus peur. Il s’aperçut de la répulsion qu’il m’inspirait et il me dit : – Cela vous épouvante, vous trouvez que je manque d’amour ?
Je me levai et lui dis : Monsieur Reboul, vous êtes un catholique d’une nouvelle espèce. Catholique païen. Est-ce que l’espèce en est commune à Nîmes ? - Eh bien ! païen soit ! Je ne vois de vie que dans la jouissance. – Et la mortification ? – Je ne l’admets que comme instrument de jouissance.
Je sortis de chez cet homme épouvantée, je savais très bien que tous les catholiques vivent en païens, mais au moins ils ont la pudeur de ne point le dire. » (…)
D'autres anecdotes liées à Flora Tristan lors de son court et semble t-il fort malencontreux séjour Nîmois feront l'objet d'un prochain article. Je reviendrai également sur les lieux et la vie de Jean Reboul à Nîmes. Je vous remercie de m'avoir lu.
Recherche et rédaction : Maxime Calis, guide-conférencier - Mai 2020
Sources documentaires :
Flora Tristan (de et sur)
Flora Tristan - Le Tour de France - édition Têtes de la Feuille - 1973
Alexandre Zévaès - Flora Tristan et l'Union Ouvrière - Revue d'Histoire du 19e siècle : 1848 - 1934 - pp. 213-222 (Persée)
Evelyne Bloch Dano - Flora Tristan : la Femme-messie - 2001 - Grasset
Jean Reboul (de et sur)
Poésies par Jean Reboul
Edouard Charton - Le Magasin Pittoresque - 1865
http://www.nemausensis.com/Nimes/JeanReboul/JeanReboul.htm
René Garguilio - Un Paternalisme littéraire : Chateaubriand, Lamartine, Hugo et la littérature prolétarienne - Revue Romantisme - 1983 - pp. 61-73 ( Persée)
Eugène Baillet - De quelques poètes ouvriers (biographies et souvenirs) - 1898 - Editeur Labbé, Paris
Annexes
Franck Paul Bowman – Le Christ Romantique - 1973
https://croire.la-croix.com/Definitions/Bible/Jesus/George-Sand-et-Jesus
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