Bicentenaire Napoléon - STENDHAL, la Révolution et la face cachée de la Campagne d'Italie

Introduction

Plaque au 8 rue Caumartin, Paris
Plaque au 8 rue Caumartin, Paris

"La Chartreuse de Parme", roman de Stendhal, publié en 1839, semble tout tracé pour être le premier épisode de cette série.

La méthode de création enflamme mon imagination, flirtant avec la transe d'un Jack Kerouac et son rouleau infini, ce roman s'écrivant (ou se dictant) par la plume et le verbe d'un ancien soldat-fonctionnaire de l'Etat Impérial, rescapé de la Campagne de Russie de 1812, Stendhal fut aussi cet homme quelques heures après le Sacre du 2 Décembre 1804, qui écrivait des mots dénonciateurs sur les lauriers Impériaux (dans son Journal... Fouché oblige) et qui se décrivit plus tard comme un "républicain enragé".

Stendhal y fixa les deux pôles du destin de l'Empereur.

Une scène mémorable de la bataille de Waterloo au coeur de son récit. Victor Hugo la décrivit comme se déroulant dans une "morne plaine", mais la géographie nous décrit pour scène un champ de bataille vallonné. Un jeu de cache-cache qui rejoint l'absence de substantialité guerrière dans l'expérience de cet instant par Fabrice Del Dongo, que dans le jeu de fantôme de Wellington avec ses régiments, ou le fléau lointain de la haine hurlante d'un Blücher face à un Empereur enrhumé à son ultime bataille. 

Les premières pages de ce roman nous font de suite entrer dans l'épopée de l'Empereur, ou plutôt aux côtés du "Petit Caporal", fruit que l'on nous décrit comme façonné par Les Lumières et précurseur du Romantisme. S'il n'y avait qu'une campagne à retenir, oubliant le "soleil d'Austerlitz", le piège de Friedland ou le stratège admirable de la Campagne de France de 1814, la Campagne d'Italie de 1796-1797 demeure celle que l'on a fixé comme celle de la fougue, de l'espérance, de l'esprit de croire en son étoile, de celle des armées encore appelées "révolutionnaires", qui reste la matrice originelle du destin d'un jeune ex-aristocrate Corse, adorant les macaronis et qui à l'heure de tant de gloire aux pieds d'un général de 26 ans, se languissait d'amour pour Joséphine. 

Voici ma lecture historique de l'ouverture de la "Chartreuse de Parme", de son auteur et de l'épopée napoléonienne... au delà du mythe... 200 ans plus tard, les faits. 


1.  STENDAL : "Le REPUBLICAIN ENRAGE" qui "TOMBA avec Napoléon"

Henri Beyle, dit Stendhal (par Johan Olaf Södermark - 1840 - chateau Versailles Trianon)
Henri Beyle, dit Stendhal (par Johan Olaf Södermark - 1840 - chateau Versailles Trianon)

Celui que l'on désigne sous le nom de Stendhal se nomme Henri Beyle (1783-1842) et natif de Grenoble.

La disparition rapide sa mère en 1790, une affection absente envers son père et un abbé, les idées pro-royalistes de sa famille, créeront un Stendhal qui se décrivit comme un "républicain enragé".

Faut-il voir la naissance de cet état d'esprit au fait qu'il assiste, à l'âge de cinq et demi, en Juin 1787 à la "journée des tuiles" de Grenoble ?

Je n'aime guère la psychologie et les analyses, mais par les mots sincères qu'en donne Stendhal dans son auto-biographie inachevée la "Vie de Henry Brulart", cette révolte populaire semble avoir eut un impact autant sur l'Histoire, les Suédois.es savent de quoi je parle puisqu'un ami de son père se rappela y avoir sauvé le futur Maréchal Bernadotte qui deviendra un compagnon puis un farouche adversaire de Napoléon, que sur le tout jeune Henri Beyle. 


"Je ne veux dire à l'avenir que ce que j'ai vu.

Mes parents ayant quitté le dîner avant la fin, et moi, étant seul à la fenêtre d'une chambre donnant sur la Grand'rue, je vis une vieille femme qui tenait à la main ses vieux souliers et criait de toutes ses forces : "Je me révorte ! Je me révorte" (...) le ridicule de cette révolte me frappa beaucoup ; une vieille femme contre un régiment ! (...)

Mais bientôt après je fus distrait par un spectacle tragique un ouvrier charpentier blessé marchait avec beaucoup de peine, soutenu par deux hommes par les épaules desquels il avait les bras passés. Il était sans habit, sa chemise et un pantalon de nankin étaient remplis de sang (...)

Ce souvenir, comme il est naturel, est le plus net qui me soit resté de ce temps là"

Stendhal - "Vie de Henry Brulard"

Alexandre Debelle - Journée des Tuiles (Grenoble - Juin 1788)  - exposé au Musée de la Révolution française à Vizille
Alexandre Debelle - Journée des Tuiles (Grenoble - Juin 1788) - exposé au Musée de la Révolution française à Vizille

La révolte des Grenoblois.es en Juin 1788 est aujourd'hui quasi oubliée1. La France fête le 14 Juillet, mais les Parlementaires n'ont aucunement précisé si les Français.es devaient se rappeler le 14 Juillet 1790 qui devait sceller la Nation à la Constitution (et au Roi), ou cette journée où une ancienne forteresse (prison) royale tomba. Il est bon de rappeler que les causes de la Révolution de 1789 se décèlent autant dans le génie des philosophes de l'Encyclopédie, qu'au sein des phrases libertaires d'un Figaro que dans les milliers d'émeutes depuis 1760 pour le pain, contre le droits seigneuriaux et autres causes politiques2 ou dans les bouleversements de l'industrie comme à l'entreprise parisienne de papiers peints de Jean-Baptiste Réveillon3 au printemps 1789.

 

D'un côté le peuple, le souffle de la Liberté couplé aux impétueux actes de vengeance ; de l'autre, des soldats, des officiers, des hommes qui choisiront de continuer à servir l'Ancien Régime et l'ennemi (Alexandre Louis Andrault de Langeron) ou tenter de le sauver (La Fayette), et à côté d'eux, leurs frères d'armes, des hommes, souvent de basses conditions (Murat, Lannes), seront trouver dans la Révolution, puis l'Empire, l'accès à la renommée.

Napoléon Bonaparte, plus âgé d'une dizaine d'années que Stendhal, est un jeune officier artilleur en 1788-1789. Il n'est encore qu'un bon soldat qui rétablit l'ordre à Auxonne quelques jours après la prise de la Bastille4, puis prête serment à la Révolution, la Constitution et au Roi comme beaucoup dans l'Armée. Cet épisode national de troubles où se mêle brigandage, peur et large révolte anti-nobiliaire est connu sous le nom de "la Grande Peur". Il aboutira à la fin des privilèges, puis à l'énonciation de la première Déclaration des Droits de l'Homme.

Paris, 10 Août 1792, la monarchie Capétienne des Bourbons est déboulonnée par l'insurrection des sections parisiennes populaires appuyées par la Garde Nationale et autres contingents venus de Brest et Marseille. Le jeune Bonaparte en donne sa vision dans "le Mémorial" de Las Cases. Il est indéniable que le soldat resta fidèle à sa "Patrie d'adoption" et qu'il l'a défendit ; est-il nécessaire de rappeler que le jeune Bonaparte, enfant de résistants à l'annexion française de son île, écrivit un projet de Constitution pour la Corse, qu'il fut longtemps un disciple du leader indépendantiste Pascoal Paoli, et que son destin qu'il pensait un temps totalement Corse fera de lui, par le fruit des événements le dirigeant de la France ? Homme des Lumières, convaincu par l'idéal de la Révolution, il n'en demeure pas moins et avant-tout un militaire, un homme de l'ordre, ainsi son jugement sur les événements de la prise des Tuileries démontre un sentiment très ambivalent face aux exactions des révolutionnaires.

Maurice Réalier-Dumas : "Bonaparte aux  Tuileries - 10 août 1792" (Musée Carnavalet, Paris)
Maurice Réalier-Dumas : "Bonaparte aux Tuileries - 10 août 1792" (Musée Carnavalet, Paris)

"Au 10 Août, voyant enlever le château des Tuileries et se saisir du Roi, j'étais assurément bien loin de penser que je le remplacerais, et que ce palais serait ma demeure.(...) Avant d'arriver au Carrousel, j'avais été rencontré dans la rue des Petits-Champs, par un groupe d'hommes hideux, promenant une tête au bout d'une pique. Me voyant passablement vêtu, et me trouvant l'air d'un monsieur, ils étaient venus à moi pour me faire crier vive la Nation ! ce que je fis sans peine, comme on peut bien le croire.
Le château se trouvait attaqué par la plus vile canaille.
(...) Le palais forcé, et le Roi rendu dans le sein de l'Assemblée, a-t-il continué, je me hasardai à pénétrer dans le jardin. Jamais depuis, aucun de mes champs de bataille ne me donna l'idée d'autant de cadavres, que m'en présentèrent les masses des Suisses; soit que la petitesse du local en fît ressortir le nombre, soit que ce fût le résultat de la première impression que j'éprouvais en ce genre. J'ai vu des femmes bien mises se porter aux dernières indécences sur les cadavres des Suisses. Je parcourus tous les cafés du voisinage de l'Assemblée, partout l'irritation était extrême ; la rage était dans tous les cœurs, elle se montrait sur toutes les figures, bien que ce ne fussent pas du tout des gens de la classe du peuple ; et il fallait que tous ces lieux fussent journellement remplis des mêmes habitués ; car bien que je n'eusse rien de particulier dans ma toilette, ou peut-être était-ce encore parce que mon visage était plus calme, il m'était aisé de voir que j'excitais maints regards hostiles et défiants, comme quelqu'un d'inconnu ou de suspect. » (Mémorial de Sainte Hélène – Samedi 3 Août 1816) 

Scène exécution de Louis XVI, extrait du film de Pierre Schoeller "Un peuple et son roi" (2018)
Scène exécution de Louis XVI, extrait du film de Pierre Schoeller "Un peuple et son roi" (2018)

Du côté de Stendhal, on retrouve ce même dégoût envers le peuple ("J'ai horreur de ce qui est sale, or le peuple est toujours sale à mes yeux" - "Vie de Henry Brulard"), mais la chose étonnante, ou juste construite par esprit de contradiction envers le reste de sa famille, l'amène à se féliciter et d'exprimer "un vif mouvement de joie" à l'annonce de l'exécution de Louis XVI. 

"Chose plaisante et que la postérité aura peine à croire, ma famille bourgeoise, mais qui se croyait sur le bord de la noblesse, mon père surtout, lisait tous les journaux, suivait le procès du roi, comme elle eût pu suivre celui d'un ami intime ou d'un parent. Arriva la nouvelle de la condamnation, ma famille fut au désespoir absolument ; "mais jamais ils n'oseront faire exécuter le roi, disait-elle"

-Pourquoi pas, pensais-je, s'il a trahi ?"

J'étais dans le cabinet de mon père, rue des Vieux Jésuites, vers les sept heures du soir, lisant à la lueur de ma lampe (...) la maison fut ébranlée par la voiture du courrier de Lyon et de Paris.

- J'espère que le traître aura été exécuté, pensais-je. Puis je réfléchis à l'extrême différence de mes sentiments et de ceux de mon père.

-  C'en est fait, dit-il avec un gros soupir, ils l'ont assassiné.

Je fus saisi d'un des plus vifs mouvements de joie que j'ai éprouvés en ma vie (...)"

Stendhal - "Vie de Henry Brulard" (extrait du Chapitre 10) 

L'animosité de Stendhal envers l'ambition de Bonaparte devenu après le coup d'état du 18 Brumaire en 1799 "le citoyen Premier Consul", atteint son paroxysme en 1804 lorsqu'une couronne impériale, une cour avec ses fastes et titres d'Ancien Régime refonds surface onze années après l'exécution de Louis XVI. Dans le secret de son journal, à la date du 9 Décembre 1804, Stendhal écrivit : "cette alliance si évidente de tous les charlatans. La religion venant sacrer la tyrannie, et tout cela au nom du bonheur des hommes".

 

Ainsi est t-on étonné de retrouver notre Stendhal affecté à des missions, et bien que non participant aux offensives n'en demeure pas moins un témoin effaré proche du champ de bataille5 (les soldats brûlés vifs à Ebersberg en 1809), et en fonctionnaire impérial rattaché au Conseil d'Etat en 1810, sauf à ignorer qu'à cette époque l'Empire Français des 130 Départements semble indestructible. Napoléon est au fait de son pouvoir. L'ambition ultime de soumettre les Russes à respecter les conditions du blocus continental contre l'Angleterre amenèrent Napoléon, 650 000 soldats et autres intendances administratives, dont Stendhal, à pénétrer à l'été 1812 en Russie. Stendhal sera témoin de cet épisode dramatique de l'Empire, franchira la célèbre Bérézina et fut l'un des 10 000 miraculés.

A nouveau missionné en 1813-1814, Stendhal achève son destin historique avec l'Empereur par ces mots : "Je tombai avec Napoléon an Avril 1814... Qui le croirait ! Quand à moi, personnellement, la chute me fit plaisir" ("Vie de Henry Brulard" – Chapitre 2). Et si l'homme plus tard écrivit une "Vie de Napoléon", il reste à jamais subjugué par ses expériences italiennes.

L'homme de mots, le passionné de l'Italie, de peinture et des femmes, naquit une seconde fois en Mai 1800 lorsque le Dragon Henri Beyle franchit les Alpes par le col du Saint-Bernard avec l'armée du tout récent Premier Consul, juché sur une mule et non un fougueux cheval blanc, soit dit en passant. De cette alchimie mêlant parfums méditerranéens, arts Italiens et légende Napoléonienne, coula la sève de "La Chartreuse de Parme". L'ouverture présentant la libération de Milan par les armées de Bonaparte, la fin du despotisme des Autrichiens, et la naissance du personnage principal, Fabrice Del Dongo, fruit de l'adultère d'une Marquise et d'un lieutenant français prénommé Robert. A défaut d'en narrer la romance, les premières pages laissent matière à propos. 


2. L'OUVERTURE DE "La chartreuse de parme" ET LA FACE OCCULTEE de la campagne d'Italie


Léon Morel-Fatio :  La capture de la flotte Hollandaise au Helder le 23 Janvier 1795
Léon Morel-Fatio : La capture de la flotte Hollandaise au Helder le 23 Janvier 1795

La scène d'ouverture du roman s'ouvre en Mai 1796 par l'entrée triomphale d'une armée française révolutionnaire de "soldats nus, mal nourris"6. Galvanisée par l'audace tactique d'un jeune général de 27 ans, cette armée remporta en moins d'un mois une brillante campagne militaire (Montenotte, Lodi) lui ouvrant "les plus fertiles plaines du monde... de riches provinces, de grandes villes (...)" dont Milan.

 

Depuis 1792, la France, se décrétant "la Patrie en danger", se bat sur tous les fronts face à des coalitions de monarchies européennes ou à l'intérieur (Vendée, soulévements Girondins...). Les idéaux de liberté qu'incarne la France illuminent les coeurs et les esprits dans bien des pays, mais les mots de Maximilien Robespierre sur le fait que "personne n'aime les missionnaires armés"  frappent par la véracité de l'analyse. Même une armée révolutionnaire apportant avec elle une totale rupture avec la société d'Ancien Régime et se promettant de n'être que l'avant-garde éclairé d'un monde neuf ("aujourd'hui s'ouvre une ère nouvelle", mots de Goethe à la bataille de Valmy), apporte fatalement avec elle la dureté des combats, les rapines, les vexations de l'occupation...

 

Après les déboires de 1793, les armées françaises, commandées par de jeunes officiers tels que Lazare Hoche, Pichegru ou Bonaparte, semblent s'être littéralement muées en une force invincible. Les territoires frontaliers de la France sont conquis, à l'image des Provinces des Pays-Bas au début de 1795 par Pichegru et qui deviennent "la République Batave". Alliée soumise à la France révolutionnaire, puis impériale jusqu'en 1814. 

Entrée des troupes du général Bonaparte à Milan en Mai 1796
Entrée des troupes du général Bonaparte à Milan en Mai 1796

"Le 15 Mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d'apprendre au monde qu'après tant de siècles César et Alexandre avait un successeur. Les miracles de la bravoure et de génie dont l'Italie fut témoin en quelques mois réveillèrent un peuple endormi ; huit jours encore avant l'arrivée des Français, les Milanais ne voyaient en eux qu'un ramassis de brigands, habitués à fuir toujours devant les troupes de Sa Majesté Impériale et Royale (...) Bientôt surgirent des moeurs nouvelles et passionnées. Un peuple tout entier s'aperçut que tout ce qu'il avait respecté jusque là était souverainement ridicule et quelquefois odieux. Le départ du dernier régiment de l'Autriche marqua la chute des idées anciennes : exposer sa vie devint à la mode ; on vit que pour être heureux après des siècles de sensations affadissantes, il fallait aimer la patrie d'un amour réel et chercher les actions héroïques (...) on renversa les statues, et tout à coup l'on se trouva inondé de lumière."

Stendhal – "La Chartreuse de Parme" (extrait Chapitre 1)

Un peu plus loin, Stendhal signale que l'on "affichait, le jour même, l'avis d'une contribution de guerre de six millions, frappée pour les besoins de l'armée française, laquelle, venant de gagner six batailles et de conquérir vingt provinces, manquait seulement de souliers, de pantalons, d'habits et de chapeaux (...) Seuls les prêtres et quelques nobles s'aperçurent de la lourdeur de cette contribution. (Les) prédications furibondes des moines, qui depuis six mois, annonçaient du haut de leur chaire sacrée que les Français étaient des monstres, obligés, sous peine de mort, à tout brûler et à couper la tête à tout le monde. A cet effet, chaque régiment marchait avec la guillotine en tête"

J'arrête là la lecture du roman pour vous décrire ce que rarement on raconte sur cette campagne. 

DEBLOIS Charles Théodore (graveur) , BOUTIGNY Paul Emile (d'après) - "Le siège de Pavie 1796"
DEBLOIS Charles Théodore (graveur) , BOUTIGNY Paul Emile (d'après) - "Le siège de Pavie 1796"

L'exaltation libérale des Milanais et autres anciens sujets d'Etats soumis à l'Empire d'Autriche s'estompe pourtant très vite face à l'ordre de leur soumission totale à la République française. Quelques jours plus tard, le Milanais se révolte. La répression des Français est très sévère. Le village de Binasco est brûlé le 25 Mai, les paysans de Tortone sont réprimés, la ville de Pavie prise d'assaut et pillée, sa municipalité fusillée. Le 28 Mai 1796, dans une déclaration, Bonaparte se montre implacable : "Le général en chef déclare rebelles tous les villages qui ne se sont pas conformés à son ordre. Les généraux feront marcher contre les villages les forces nécessaires pour les réprimer, y mettre le feu, et faire fusiller tous ceux qu'ils trouveront les armes à la main... Tous villages où l'on sonnera le tocsin seront sur-le-champ brûlés... Toute campagne où il sera trouvé des armes cachées sera condamnée à payer le tiers du revenu qu'elle rend, en forme d'amende. Toute maison où il sera trouvé un fusil sera brûlée, à moins que le propriétaire ne déclare à qui il appartient. Tous les nobles ou riches qui seraient convaincus d'avoir excité le peuple à la révolte... seront arrêtés comme otages, transférés en France, et la moitié de leurs revenus confisquée."6 

 

Illustration des "Pâques Véronaises" (17 Avril-23 Mai 1797), révolte de la ville contre les troupes françaises du Général Balland
Illustration des "Pâques Véronaises" (17 Avril-23 Mai 1797), révolte de la ville contre les troupes françaises du Général Balland

Un an plus tard, Bonaparte est un conquérant encore plus auréolé du succès de nouvelles batailles promises à briller longtemps dans les manuels (Arcole, Castiglione, Rivoli). L'Autriche accepte enfin son sort de vaincue. Mais alors que les discussions sont sur le point d'aboutir entre plénipotentiaires à Loeben le 16 Avril 1797, l'évêque de Vérone s'appuie sur les Saintes Ecritures pour exhorter la population au crime envers les "jacobins". Dès le 17 Avril 1797, jour qu'on appellera les "Pâques Véronaises", une nouvelle insurrection locale porte au massacre généralisé et aveugle de tous les français présents en ville quelque soit leur âge, sexe ou état physique. Après le 23 Mai et la reprise en main militaire, la ville de Vérone doit payer une imposition de 170 000 sequins, fournir du cuir pour 40 000 paires de souliers et 2 000 paires de bottes, 12 000 paires de culottes, 12 000 vestes, 4 000 habits, 12 000 chemises, 12 000 paires de guêtres, 12 000 chapeaux, 12 000 paires de bas. L'argenterie et les tableaux appartenant aux églises et aux établissements publics seront confisqués au bénéfice de la République française. Les Véronais seront désarmés. Les cinquante responsables principaux du massacre des Français seront déportés en Guyane, sauf les nobles, qui seront fusillés7.

La campagne d'Italie est splendide militairement, Bonaparte y excelle, invente, innove, en stratège de l'avenir y écrit sa légende en créant un journal "le Courrier d'Italie" dans lequel la propagande, l'exaltation des hommes mais aussi la glorification de sa personne feront de lui et de leurs succès, et même si cela s'en était terminé là, l'une des plus magnifique campagne de l'Histoire. En vainquant plusieurs fois des troupes largement supérieures, en les battant à chaque coup (ou presque), la gloire et les lauriers sont assurés.

L'idéal de la Révolution avançait en mettant à bas les anciens systèmes, de simples soldats en étaient transcendés mais il est naturel de constater qu'au delà des images et des réelles avancées que la France instaurait, les peuples furent soumis. La création de "république soeurs" (Cispadane, Transpadane, Cisalpine) ne seront que des coquilles vides, bientôt perdues lorsque Bonaparte sera en Egypte, reprises après Marengo en Juin 1800 et bien vite transformées en un royaume dont Napoléon et son (brillant) fils adoptif Eugène de Beauharnais en seront les dirigeants.

La résistance inégale des Italiens, la répression puis l'absence d'initiative locale sont des prémices au fait que bien que la France se prévalait d'être à l'avant-garde de la modernité et du progrès ne pouvait réellement s'en faire des alliés, et les mots de Robespierre de n'en paraître que plus prophétiques. Le seul combat que Napoléon ne pouvait gagner fut celui d'Espagne à partir de 1808, les images de Goya en témoignent. A ne pas méditer les erreurs sur l'instant ou d'en avouer partiellement la faute à Sainte Hélène est la destinée de l'Empereur. A nous d'en tirer la morale.

 

"le coeur de nos soldats n'est point mauvais ; le premier moment de fureur passé, il revient à lui-même. Il serait impossible à des soldats français de piller durant vingt-quatre heures : beaucoup emploieraient les derniers moments à réparer les maux qu'ils auraient faits d'abord"

Napoléon cité par Las Cases – Mémorial de Sainte Hélène – jeudi 4 juillet 1816

 

Ces répressions et bain de sang du peuple Italien, que l'on se garde bien de citer afin de ne pas ternir l'image de Bonaparte, se couplent à un pillage financier et artistique.

Lorsque le Dragon Henry Beyle pénètre en Italie, aux côtés du Premier Consul en 1800 pour une campagne militaire couronnée par la victoire in-extremis de Marengo (gloire à Desaix et ses hommes), sa vie se métamorphose. La péninsule italienne deviendra aux fils de ses voyages la boussole de sa vie. L'opéra, la Scala de Milan, l'art de la Renaissance et de l'Antiquité (Colisée de Rome, les ruines de Pompéï et Herculamun), la "dolce vita" des cafés et les femmes frapperont tellement Stendhal qu'il en sera l'un des promoteurs zélé au travers de ses oeuvres : Histoire de la peinture en Italie (1817), Promenades dans Rome (1829) Rome, Naples et Florence (1817-1827) ou de ses Chroniques italiennes (1837-1839), sans parler de l'atmosphère de ces romans comme celui qui nous occupe. Son nom de plume est lié à Johann Joachim Winckelmann (1717-1768), un Prussien, né dans la ville de Stendal, et considéré comme l'un des pères de l'histoire de l'art et de l'archéologie. Winckelmann, bien que plus admiratif de l'art de la Grèce Antique, sera à l'origine de la mode "néo-classique" qui inondera de monuments, tableaux, style vestimentaire l'Europe de cette période, et tout particulièrement l'esthétique de la Révolution et de l'Empire. Bref, l'Italie, son passé prestigieux frapperont à ce point Stendhal que l'on décrira un état de choc de troubles psychosomatiques ("syndrome Stendhal") face à ce que peuvent ressentir les touristes au devant de beautés artistiques.

Berthault, Pierre-Gabriel - Entrée triomphale des monuments des sciences et des arts à  Paris le 27 juillet 1798
Berthault, Pierre-Gabriel - Entrée triomphale des monuments des sciences et des arts à Paris le 27 juillet 1798

Cette extase devant tant de richesses artistiques, mais aussi pécuniaires, sont prises du côté du général Bonaparte en 1796-1797 comme "une invitation" à la mise en coupe réglée des territoires qu'il conquiert. Avec le total soutien (mais jaloux) du régime de l'époque en France, le Directoire, et s'inscrivant dans la continuité de l'accaparement d'oeuvres lors de la campagne de Belgique en 1793, chaque région italienne, ville, église, monastère, château devient butin de guerre, soumis à l'exigence du vainqueur. La situation financière déplorable de la France du Directoire couplée à l'idéologie universaliste de la Révolution ("ces œuvres immortelles ne sont plus dans un pays étranger, mais introduites dans la patrie des Arts et du Génie, dans la patrie des libertés et de l'Égalité sacrée: la République française") donneront lieues à d'importances "razzias" et à leur départ, parfois définitif (?), vers la France qui organisera le 27 Juillet 1798 un spectacle triomphal de celles-ci sur le Champ de Mars. 227 tableaux sont emportés au terme de la première Campagne d'Italie, 506 recensés à la chute de l'Empire. Mais le bilan des restitutions à leurs propriétaires après 1815 frappe : la moitié restera sur le sol français et participent aux collections de nos Musées nationaux. Certaines oeuvres, telles les célèbres et monumentales "Noces de Cana" de Véronèse (Musée du Louvres) ne feront vraisemblablement jamais le chemin du retour ; notons que si on juge ce tableau trop volumineux et fragile pour rejoindre l'Italie, on procéda tout de même à sa protection (et déplacement jusqu'à Chambord) contre les bombardements et réquisitions allemandes durant la 2e Guerre Mondiale ! D'autres, comme "le groupe du Laocoon" ou le quadrige de la place Saint Marc (initialement disposé au sommet du Carrousel des Tuileries) ont repris leur lieu d'origine9.

 

L'appropriation d'oeuvres venues des quatre coins du globe lors de la colonisation, l'expropriation des juifs sont toujours un point chaud de la politique culturelle de notre temps.

Avec la campagne d'Egypte de 1798-99 les Français ont créé l'égyptologie et, à l'époque comme de nos jours on y voit, non sans raison, motif à se considérer comme des précurseurs ou des continuateurs de l'oeuvre des Lumières. La publication de "la Description de l'Egypte" de 1809 à 1826, un pas décisif et premier. Au bilan de sa vie, le passionnant savant Gaspard Monge (1746-1818) médita sur son exploit dans l'escalade d'une pyramide (52 ans le bougre) lui qui fut au coeur de "la mise à sac" du patrimoine italien8.

Dans les conditions de reddition de l'armée française d'Egypte en 1801, les Anglais, pareils aux Français, mirent la main sur le travail et les oeuvres découvertes. Les savants, artistes, botanistes réussirent à conserver une partie de leur travail, mais la célèbre pierre de Rosette, trop imposante, explique sa présence au British Museum. 

La question naturelle de la protection des oeuvres, de leur conservation optimale se heurte à la volonté naturelle des peuples à retrouver leurs oeuvres, tout comme nous, animés par l'envie de se (re)créer un "roman national".

Aux objections que l'on rétorque à certains pays d'Afrique lorsqu'ils souhaitent créer des espaces muséographiques, méditons sur ce fait : comment explique-t-on que la Grèce, berceau de la civilisation européenne, ne peut à ce jour être entièrement dépositaire de "la frise des Panathénées" qui ceinturait le Parthénon, monument phare du tourisme à Athènes, dont une bien grande partie est dispachée au British Museum, au Louvre et au Vatican ?

Saluons, en 2002, la restitution à l'Afrique du Sud du corps de Saartjie Baartman (1788-1818), plus connue comme la "Vénus hottentote". Son squelette fut tout de même exposé aux regards du public jusqu'en 1974.

La part universelle de l'Art transcende chaque humain. Preuve en est la fascination et l'enthousiasme que nous manifestons devant ce patrimoine commun de l'Humanité. Rassurons nous devant le nombre de visiteurs se déplaçant d'un point du globe à l'autre pour assister au lever du soleil aux équinoxes devant le Temple d'Angkor-Vat, tenter de voir "Mona Lisa" ou lors des expositions temporaires prestigieuses itinérantes comme pour "les trésors de Toutânkhamon" (2018-2020).

 

Je laisse à Stendhal, le mot final : "la beauté n'est rien d'autre qu'une promesse de bonheur". A l'avenir, laissons ces promesses là où elles se trouvent, et donnons nous les moyens de les préserver et les protéger.

 

Recherche et rédaction - Maxime Calis - Avril 2021


A BIENTÔT, avec le chapitre 2 (en écriture).

On restera en Italie avec le roman "Corinne" de Madame de Staël. J'y traiterai de cette opposante intransigeante (et jalouse) face à l'Empereur.. Mais aussi de la question des femmes, bref un sujet qui enflamme !


Sources

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Commentaires: 1
  • #1

    Pascal Calis (vendredi, 16 avril 2021 14:05)

    Comme d'habitude, un travail documentaire impressionnant que seuls des passionnés comme toi arrivent à mettre en forme.
    Bravo et j'attends la seconde partie.